« C’est le genre de dossier qui laisse une empreinte au fond du coeur jusqu’à la fin de ses jours”, lâcha un jour le juge d’instruction Georges Domergue.
A l’heure des grands départs en vacances vers Orléans et Blois, le mardi 11 août 1987 à 15h10, deux employés de l’entreprise Cofiroute, missionnés pour tailler les herbes sauvages le long de l’autoroute A10, découvrent dans un fossé un paquet, derrière la glissière de sécurité, sur le territoire de la commune de Suèvres (Loir-et-Cher). Il s’agit du corps d’une petite fille, âgée entre 3 et 5 ans, dissimulée sous une couverture bleue, tachetée de sang. Les gendarmes, la section de recherche (SR) d’Orléans et enfin, le substitut du procureur du Tribunal judiciaire (ancien Tribunal de grande instance) de Blois, Pierre Bouyssic, sont appelés en renfort. Ils remarquent que le petit corps sans vie est couvert d’ecchymoses, de cicatrices dues à des morsures humaines, sans doute d’une femme, et de brûlures dues à un fer à repasser.

Avant l’ADN : une identification impossible
Il est important de rappeler qu’à la fin des années 1980, l’ADN n’en est encore qu’à ses balbutiements. Aucune base de données génétiques n’existe en France, et les techniques d’identification restent limitées : on utilisait essentiellement les empreintes digitales – avec la création en 1987 du fichier automatisé des empreintes digitales (FAED) – ou plus exceptionnellement l’odontologie judiciaire.
Ainsi, à cette époque, les identifications ne peuvent se reposer que sur les informations recueillies par les gendarmes, et les éventuels témoins.
Dès lors, l’autopsie révèle que la petite victime mesure 95 centimètres, pèse 20 kilogrammes et a les cheveux courts et bouclés, de type maghrébin, originaire d’Afrique du Nord.
« La petite est morte non pas à cause d’un acte mais d’un état d’épuisement total. Ses souffrances sont multiples : morsures, prélèvements de chair cicatrisés, hémorragies, fractures anciennes et traces de fer à repasser. C’est une martyre”, raconte le juge d’instruction de l’époque.
L’enquête préliminaire dure un an, et est gérée en direct par Pierre Bouyssic, substitut du procureur. En 1988, avant de quitter ses fonctions, ce dernier ouvre une information judiciaire. C’est le juge Georges Domergue qui prend le relais. Avec les enquêteurs de la section de recherche de la gendarmerie de Blois, il lance un certain nombreuses d’opérations d’investigation :
- 65.000 écoles maternelles de tout le pays sont visitées par les gendarmes à la demande de l’unité d’enquête en charge de l’affaire.
- 6.000 médecins, assistantes sociales et juges pour enfants sont contactés.
- Un appel à témoins avec la photographie du visage de la fillette, et des marques de sévices, est diffusé dans les journaux d’Algérie, du Maroc et de Tunisie, ainsi que dans la communauté des gens du voyage.
- Un numéro de téléphone est mis en ligne et est dédié à l’affaire
- Un croquis du visage de l’enfant est diffusé dans toute la France, en plus de 100.000 exemplaires

Un seul témoin crédible est répertorié, Michel Hamel, inspecteur commercial. Le 11 août 1987, il circule sur l’A10 et remarque en sens inverse, près d’un véhicule blanc arrêté sur la bande d’arrêt d’urgence, un homme vêtu d’un “pantalon foncé”, d’une “chemise claire”, grand et brun. Il aurait fait le tour du véhicule avec “quelque chose” dans ses bras qui semblait lourd.
“Mon regard était attiré par une voiture avec un homme qui, au premier abord me semblait faire ses besoins. J’ai trouvé cela assez surprenant sur la bande d’arrêt d’urgence. En arrivant plus près, j’ai constaté que ce n’était pas le cas, que cette personne semblait porter quelque chose”.
Malgré des recherches conduites pour retrouver le véhicule correspondant à ce signalement, il est impossible d’identifier l’individu.
- Des signalements sont effectués dans tous les hôpitaux de France : le juge d’instruction cherche une patiente souffrant d’un déséquilibre psychique, matérialisé par des morsures humaines. Mais le secret médical lui est opposé
Pendant ce temps, à Suèvres, village agricole d’environ 1.500 habitants, le corps de la petite disparue est inhumé dans le cimetière du village en date du 9 septembre 1987. Une vingtaine de personnes suivent son cercueil de pin blanc, mais pas un membre de sa famille n’est présent. Les mots prononcés par l’abbé Vannier pendant l’homélie résonnent encore à ce jour : “Cette petite sera notre petite soeur”.
Sur sa tombe anonyme sont gravés les mots suivants : “A la mémoire de la petite inconnue de l’autoroute A10”. A l’issue des funérailles, la gendarmerie met sur écoute le cimetière, mais cette initiative ne se révèle pas fructueuse.

Autre piste qui est étudiée, le 22 mars 1988, le corps d’une femme d’une trentaine d’années est découvert sur le bord d’une autoroute, à 50 kilomètres de Suèvres. Elle est également dissimulée sous une couverture bleue. Les enquêteurs pensent alors tenir une piste. Les ressemblances physiques entre l’enfant et la jeune femme font penser qu’il peut exister un lien de parenté entre les deux victimes. Mais l’état de la recherche scientifique de l’époque ne permet pas de comparer les ADN. En juillet 1988, un proche de la femme l’identifie, permettant de faire avancer l’enquête et de la résoudre. La piste est de ce fait fermée.
Dès lors, les enquêteurs se focalisent sur tous les parents qui auraient reçu des allocations familiales pour des enfants qui n’auraient plus été scolarisés à partir de 1987. Cela représente 3.000 familles. Mais cela ne donne rien.
Loïc Le Ribault, du Centre d’application et de recherche en microscopie électronique de La Teste (Gironde), propose enfin d’utiliser les particules retrouvées sur les scellés, comme les grains de sable dans les poches de la robe de chambre de la petite disparue. Ces dernières pourraient provenir de la Déchetterie du Marchenoir, dans le nord du Loir-et-Cher.
Un hélicoptère de la gendarmerie est réquisitionné, des recherches sont effectuées, mais la piste est abandonnée.
Sans avancées prometteuses, le juge d’instruction qui récupère l’affaire à partir de 1989 décide de clôturer l’affaire en février 1991.
Deux ans plus tard, le 1er mars 1993 à 20h45, Jacques Pradel et Patrick Meney inaugurent sur TF1 une nouvelle émission : Témoin n° 1. Le premier numéro est consacré à “la petite martyre de l’A10”.
Le nombre d’appels, 83 selon nos informations, affluent de toute part au cours d’émission, conduisant le juge d’instruction à relancer l’enquête.
Parmi eux, une assistante sociale dit reconnaître la fillette, un routier livre un témoignage similaire à celui de Michel Hamel, et deux autres assurent que le signalement de l’enfant correspond à celui d’une enfance qui est recherchée comme étant disparue en Suisse.
“Je m’en serais voulu de ne pas tout tenter », commente Etienne Daures, le nouveau procureur de Blois, venu lancer un appel à témoins dans l’émission. « Le secret d’instruction n’existe pas dans ce cas », explique Georges Domergue.
Mais faute d’avancée concrète, l’enquête est à nouveau fermée en 1997 et un nouveau non-lieu est prononcé.
Le délai de prescription, qui est alors de 10 ans en 1987, court comme une horloge qu’il faut à tout prix retenir, coûte que coûte.
En 2006, afin d’éviter justement la prescription, le parquet de Blois décide de rouvrir une troisième fois les investigations, dans l’espoir que les avancées de la science permettront d’identifier l’ADN de la petite fille. Chose faite en 2008 : son ADN est finalement prélevé.
Et finalement… : une identité pour la petite martyre de l’A10
On trouve également l’ADN d’une autre femme qui pourrait être la mère de l’enfant, ainsi que celui d’un homme sur la couverture bleue. En 2013, deux nouveaux ADN sont retrouvés sur le corps : celui d’un frère et d’une soeur.
Le 21 octobre 2016, enfin, après près de 31 ans d’errance, l’enquête prend une tournure inédite.
Les fils Touloub gèrent la boucherie et le kebab de Villers-Cotterêts. Ils sont connus pour des faits de violence. Ce jour-là, l’un d’eux refuse de rendre la monnaie à un client qui lui avait donné un billet de 20,00 euros pour régler un tiramisu. L’autre se dispute avec le fils d’un restaurateur, client de la boucherie lui aussi.
La scène s’achève à l’hôpital, et le fils dénommé Anouar Touloub, est condamné à 6 mois de prison avec sursis.
Comme pour chaque personne désormais soupçonnée ou condamnée pour un délit ou un crime, les gendarmes lui prélèvent de la salive pour enregistrer son ADN dans le FNAEG (Fichier national des empreintes génétiques).
Similairement à toutes les traces qui intègrent ce fichier, il est comparé avec tous les profils ADN déjà répertoriés.
Deux ans plus tard, la section de recherche d’Orléans reçoit l’information que pour la première fois dans cette affaire, il y a un match à plus de 99,9% entre l’ADN de la petite disparue et celui de Anouar Touloub. Cet homme âgé de 3 ans en 1987, est donc le petit-frère de la disparue.
Une cellule d’enquête est alors créée, composée de six gendarmes, et oeuvre en secret pour déterminer le fonctionnement de la famille Touloub.
Elle découvre ainsi que Ahmed Touloub et Halima El Bakhti, les parents de Anouar, sont des commerçants marocains, originaires de Casablanca. La mère rentre régulièrement au pays et donne naissance à 7 enfants.
Inass Touloub en fait partie. Elle est née le 3 juillet 1983, à Casablanca.
Elle est d’abord élevée au Maroc par sa grand-mère, puis dix-huit mois plus tard, en 1984, elle rejoint la famille Touloub à Puteaux. La famille s’installe par la suite dans un HLM, à Villers-Cotterêts (Aisne).
L’activité commerciale des parents prospère en apparence : ils ont ouvert une boulangerie, une épicerie, puis une boucherie et un kebab.
Mais la réalité est plus compliquée. Les fils Touloub ont repris la boutique depuis que Ahmed, le père, est reparti seul à Puteaux. Les parents ont divorcé en 2010.
Après avoir figuré sur les passeports de ses parents et leur livret de famille, elle a été inscrite dans une école maternelle où elle ne s’est jamais présentée. Les enquêteurs découvrent que Inass est officiellement « repartie au Maroc, chez sa grand-mère ».
Dès lors, les deux parents sont interpellés le 12 juin 2018 par les gendarmes.
Lors de sa garde à vue, Ahmed, dans un soulagement, avoue : « Je me suis comporté comme un lâche. Cela fait trente et un ans que j’attends votre venue ». Il indique “avoir vécu un enfer avec son épouse” qui se montrait “violente avec lui et ses trois filles”.
Il explique avoir constaté la mort de Inass en rentrant du travail, le 10 août 1987, et avoir décidé à ce moment-là de “partir vers le Maroc” pour abandonner sa dépouille le long de l’A10.
La soeur d’Inass, âgée de 9 ans au moment des faits, confirme au juge la nature violente de sa mère.
La mère affirme quant à elle, pendant plusieurs jours, n’y être “pour rien”, avant de finalement faire cet aveu : « Quand je la tape, je deviens une autre… Je ne me reconnais pas moi-même… Je ne comprends rien… Je l’aimais quand elle est née ».
A la suite des gardes à vue en 2022, le procureur de Blois indique que “il a fallu quatre ans pour essayer de reconstituer, trente ans après les faits, des lieux qui n’existaient plus, des mémoires défaillantes, et saisir des experts en médecine légale pour effectuer de nouvelles analyses afin de vérifier les déclarations très divergentes entre le père et la mère d’Inass. Cela a demandé beaucoup de temps mais même si c’était long, ce travail était nécessaire […]. Je me souviens de ce jour de juin 2018 quand les parents de la petite Inass, identifiés grâce à l’ADN de leur fils dans une autre affaire, ont été présentés au palais de justice. J’ai d’abord pensé à cette enfant à qui nous rendions son honneur puis aux magistrats et aux enquêteurs qui n’ont jamais laissé tomber cette affaire depuis 1987”.
Les deux parents sont mis en examen pour “meurtre, recel de cadavre, violences habituelles sur mineur de moins de 15 ans”, et écroués.
A ce titre, en avril 2025, deux journalistes révèlent que le soir de l’émission de Jacques Pradel en 1993, l’un des appels désignait déjà la famille aujourd’hui incriminée comme pouvant être celle de la petite inconnue de l’autoroute A10. L’auteur de l’appel était un ancien voisin de la famille. Mais la piste avait été écartée après vérification effectuée par la gendarmerie locale.
Le vendredi 29 juillet 2022, le procureur de la République de Blois, Frédéric Chevallier, requiert le renvoi de la mère pour “homicide volontaire aggravé (par la circonstance que le meurtre a été commis sur une mineure de moins de quinze ans)”, et du père pour complicité de meurtre aggravé.
Il fait savoir dans un communiqué que « le ministère public considère que l’enquête puis l’information judiciaire ont permis de caractériser et de retenir, à la charge des deux mis en examen, ce crime qui justifie un débat public et contradictoire devant la cour d’assises du département et pour lequel la réclusion criminelle à perpétuité est encourue. [Qu’il] appartiendra enfin au magistrat instructeur de décider de la suite à donner à cette procédure. Dans l’hypothèse où la saisine d’une juridiction de jugement serait décidée, une audience dans le courant de l’année 2023 serait envisageable, sous réserve de l’exercice des recours possibles”.
Passée entre les mains de la cour d’appel d’Orléans après l’appel formé par les parents, l’affaire connaît un nouveau sursaut en 2023. La chambre de l’instruction de la cour d’appel d’Orléans demande la mise en examen supplétive de la mère pour “actes de torture et de barbarie”.
Dans son ordonnance de renvoi du 20 juin 2023, la cour d’appel d’Orléans estime en effet qu’il existe :
- “Des charges suffisantes” contre la mère de Inass pour avoir soumis l’enfant à “des morsures”, des actes de violences ayant entraîné des fractures non prises en charge médicalement”, ou encore “des brûlures” ayant entraîné la mort sans intention de la donner
- Le père est, quant à lui, poursuivi pour “complicité de crime de tortures ou actes de barbarie ayant entraîné la mort”.
Après s’être pourvus en cassation, la Cour de cassation rejette leur recours par une décision du 25 septembre 2023, en validant ainsi les chefs d’accusation retenus contre eux :
- La mère sera donc jugée pour “torture et actes de barbarie ayant entraîné la mort”
- Le père sera par ailleurs jugé pour “complicité”.
Maître Franck Berton, l’avocat du père de Inass, a précisé à l’AFP que le procès devrait se tenir “fin 2025-début 2026”.
Une lettre à la chancellerie : un acte dépourvu de bon sens
La cour d’appel d’Orléans a toutefois depuis demandé à la chancellerie, par une requête datée du 20 janvier 2025, le dépaysement du procès pour les motifs suivants : un “long et soudain arrêt de travail », une « reprise en douceur, avec le moins de stress possible », un « départ non remplacé », ainsi qu’un « congé parental de plusieurs mois ». Le procureur a estimé dans sa requête déposée auprès de la chambre criminelle, que la cour d’assises du Loir-et-Cher, normalement compétente, “se trouve dans l’impossibilité de juger ce dossier avant de nombreux mois, et sans doute pas avant la fin de l’année 2027 ou début de l’année 2027”.
Gilbert Meunier, l’un des premiers gendarmes à avoir découvert le corps, s’est exaspéré de cette situation : « La justice, au nom du peuple et au nom d’Inass, pourrait ne jamais être rendue. Ça reviendrait à tirer un trait sur elle […]. Je garderai toujours en tête son visage apaisé, celui de l’innocence même. C’est sûr, elle m’accompagnera toujours. C’est le fait le plus grave et le plus marquant de ma carrière”.
Même son de cloche du côté de Raphaël Pilleboue, ancien maire de Suèvres de 2008 à 2014 : “C’est un irrespect total pour la petite. Vraiment total, insiste-t-il, en se recueillant devant la tombe de l’enfant. Je l’appelle ‘la petite’ parce que, pour nous, c’est la petite du village. Dans deux ans, ça fera quarante ans que ces faits se sont produits. Vous vous rendez compte ? Je suis désolé de le dire mais on marche sur la tête ! ».
Georges Domergue, le premier juge d’instruction a avoir traité cette affaire de novembre 1987 à septembre 1989, a également exprimé sa colère : « Le ministère de la Justice a les moyens d’aider les juridictions, quel que soit le lieu, y compris en Centre-Val de Loire, pour pouvoir organiser un procès hors norme. Non seulement en fournissant des moyens matériels mais aussi en proposant une assistance technique. Le vrai critère pour dépayser une affaire, c’est l’intérêt d’une bonne administration de la justice : en quoi n’y aurait-il pas intérêt à ce que ce procès se déroule là où il a naturellement vocation à se tenir, c’est-à-dire à Blois ? […]. Dans cette affaire, autant on peut féliciter la gendarmerie d’avoir tenu bon et d’avoir été au rendez-vous des procès techniques, autant on peut blâmer la justice pour sa lenteur. Quand il faut 31 ans pour identifier les auteurs présumés, la célérité derrière est indispensable pour organiser un jugement et cela n’a malheureusement pas été le cas, pour des raisons parfois incompréhensibles. Ce procès, on le doit pour la mémoire de cette enfant, et au regard du calvaire qu’elle a subi […]. Bientôt 38 ans après les faits, c’est totalement incompréhensible qu’on n’ait pas eu à coeur de donner toute la priorité à ce dossier pour le juger. C’est une sorte d’autre meurtre. C’est un attentat à sa mémoire. L’assassinat de son souvenir. Voilà donc le sort réservé à ce dossier, à ce travail des enquêteurs. C’est inacceptable. »
Finalement, par une décision rendue le 29 avril 2025, la Cour a rejeté le dépaysement du procès des parents de la petite martyre de l’autoroute A10, en jugeant « qu’il n’y a pas lieu de faire droit à la requête » du procureur près la cour d’appel d’Orléans, datée du 20 janvier, en ce qu’elle estime que les « raisons structurelles et conjoncturelles » invoquées ne sont « pas de nature à faire obstacle » à un jugement « dans un délai raisonnable dès lors que les accusés ne sont pas en détention provisoire ».
Le parquet général d’Orléans va donc devoir faire le point dans les prochains jours pour fixer une date de procès, enfin !
Victoria Christophorov, pour association-avane.fr