L’affaire Mohamed ABDELHADI

Mardi 8 octobre 2024, au tribunal correctionnel de Lyon « l’audience est ouverte ». Poursuivi pour « recel de cadavre », Jérôme D. est seul à faire face à la partie-civile, la famille de Mohamed ABDELHADI, vêtue intégralement de noir pour l’occasion. Son père Patrick, ainsi que son frère, Christophe sont aux abonnés absents. Et pour cause, suite à une incroyable « faute administrative », bien qu’ayant formellement reconnu le meurtre de Mohamed, chez eux, à Limas, en 2001, ces derniers ont bénéficié d’un non-lieu pour cause de prescription. Retour sur un crime sordide et un imbroglio judiciaire unique en France. Mais aussi sur le combat d’une famille, qui depuis plus de 20 ans, fait tout son possible afin qu’un jour « la justice qu’il mérite » soit rendue à Mohamed. Et conserve l’espoir que ses meurtriers soient un jour traduits devant une Cour d’assises

Un mystérieux rendez-vous

Mohamed ABDELHADI
Mohamed ABDELHADI

A Villefranche-sur-Saône, en cette soirée du 9 Décembre 2001, chez les ABDELHADI on rompt le jeûne du Ramadan en famille. Alors que ses parents, frères et sœurs sont encore attablés, Mohamed 27 ans, fait son entrée dans l’appartement. Ce dernier, que sa grande sœur Rachida décrit ce soir là comme « calme, souriant et se comportant comme d’habitude », s’assoit et prend le temps de manger un petit morceau avec eux. Mais explique ne pas pouvoir rester longtemps, car il doit aller dormir chez son ami Xavier. A peine le temps pour sa mère de lui remettre quelques « bricks emballées dans du papier aluminium », que ce dernier embrasse ses petits frères et sœurs afin de rejoindre Mélodie, sa petite-amie de l’époque, qui l’attend sur le parking de la résidence de ses parents. C’est elle qui doit le conduire chez son ami Xavier, à cinq minutes de route, car il ne possède pas de voiture. 

Le lendemain, n’ayant aucune nouvelle de Mohamed, ce dernier ne répondant pas au téléphone, Mélodie s’inquiète. Elle contacte Rachida, la grande-sœur de ce dernier, qui la rassure, pensant qu’il est peut-être victime d’un problème de chargeur et qu’il ne doit plus avoir de batterie dans son téléphone. Ça ne serait pas la première fois ! Elle a d’ailleurs rendez-vous avec lui à 17h00 ce 10 décembre, et la famille étant très soudée, Mohamed n’a jamais manqué un de leurs rendez-vous. Alors elle promet à Mélodie de l’appeler aussitôt qu’elle sera en sa compagnie. Mais Rachida attend, de très longues minutes, en vain. Car Mohamed ne vient pas la retrouver. Commençant à s’inquiéter, craignant qu’il ait eu un accident, elle rappelle Mélodie et lui demande de la conduire au plus vite chez Xavier. Lorsque les deux femmes arrivent chez ce dernier, Mohamed n’est plus présent. Xavier leur explique qu’ayant « un rendez-vous », dont il ne lui avait pas parlé plus en détail, Mohamed était parti en début d’après-midi. Un « rendez-vous » qui semblait quelque peu l’effrayer, relate Xavier, car ce dernier lui avait demandé de l’accompagner. Mais il avait dû décliner, devant garder son fils. Alors Mohamed était parti seul, depuis maintenant plusieurs heures. Et n’était toujours pas revenu récupérer ses affaires, comme le constate Rachida, qui découvre chez Xavier le chargeur de téléphone de son frère, ses vêtements, mais aussi une banane contenant des photos et l’ensemble de ses papiers. Très inquiète, elle exige que Xavier la rappelle aussitôt que Mohamed sera rentré de son « rendez-vous », et elle quitte les lieux avec Mélodie. Mais cet appel ne viendra jamais, car ce 10 décembre 2001, Mohamed ABDELHADI semble s’être volatilisé et son téléphone portable reste inexorablement sur messagerie.

7 longues années d’enquête familiale

Dès le lendemain, 11 décembre 2001, Rachida ABDELHADI se rend au commissariat de Villefranche-sur-Saône. Affolée, elle demande de l’aide à l’agent qui se trouve à l’accueil, lui relate la disparition de son frère, qui n’a plus donné signe de vie depuis la veille. Une « disparition inquiétante » selon elle car son frère « lui dit toujours tout et n’aurait pas pu disparaître comme cela, sans prévenir ».  Mais Mohamed étant majeur, cette dernière n’est pas entendue. L’agent lui demande de se calmer, lui opposant qu’un adulte est tout à fait en droit de « disparaître » sans donner de nouvelles à ses proches et que tant que rien ne prouve qu’une disparition est réellement « inquiétante », aucune enquête ne peut être ouverte. De retour chez elle, persuadée qu’il est arrivé quelque chose à Mohamed, avec le soutien de l’ensemble de sa famille, Rachida ABDELHADI réalise une affiche, sorte d’appel à témoins, que dans les jours qui suivent, ses parents, frères et sœurs placardent dans tout Villefranche-sur-Saône. Puis dans le Beaujolais et plus largement dans la région Rhône-Alpes.

Avis de recherche
Avis de recherche de Mohamed ABDELHADI

Suite à cet appel à témoins, la famille ABDELHADI reçoit un très grand nombre d’appels. Lorsque les propos recueillis semblent crédibles, ses membres vont jusqu’à se déplacer, un peu partout en France et même parfois à l’étranger, afin de réaliser des vérifications. Mais sans résultat probant, car à chaque fois, ils rentrent bredouille, sans avoir retrouvé la trace de Mohamed ou bien même recueilli la moindre information importante.

De leur côté, très régulièrement, les parents de Mohamed ABDELHADI passent au commissariat de Villefranche-sur-Saône, sans parvenir, malgré leurs arguments, à faire ouvrir une enquête sur la disparition de leur fils. Mais ils ne se découragent pas et c’est ainsi, selon leur fille Rachida, une sorte de « petite routine » qui s’installe dans leur vie. Chez les ABDELHADI, comme on se rend faire ses courses ou on va chercher son courrier, on franchit les portes du commissariat afin de parler de Mohamed et tenter d’impliquer la police dans les recherches.

C’est dans ce contexte angoissant, que huit mois après la disparition de Mohamed, courant août 2002, ses parents découvrent dans leur boîte aux lettres un étrange courrier. Il s’agit d’une lettre destinée à ce dernier, qui provient de la Société Lyonnaise de Transports en Commun ! Le contenu  est une relance, suite à une amende impayée, dressée le 4 juillet 2002 au nom de Mohamed ABDELHADI ! « Vous faites l’objet d’une procédure de recouvrement de la part de la Société Lyonnaise de Transports en Commun à la suite d’un procès verbal d’infraction… » déchiffrent tremblants, Monsieur et Madame ABDELHADI. Il y est ainsi mentionné que Mohamed n’ayant pas donné suite à ce PV, la somme de 71€ lui est toujours réclamée. Ce courrier ravive l’espoir de l’ensemble de la famille, qui se dit que finalement Mohamed pourrait bien toujours être en vie et présent dans la région. Munie de cette lettre et d’une photo de son petit frère, Rachida ABDELHADI se rend jusqu’à Lyon, au siège de la société de transports en commun. Elle retrouve le contrôleur à l’origine du procès verbal, lui présente le courrier, ainsi que le visage de Mohamed. Mais Lyon est une grande ville et plus d’un mois après la verbalisation, impossible pour ce dernier de se souvenir précisément de la physionomie de l’homme qu’il avait contrôlé et verbalisé le 4 juillet dernier. Le visage de Mohamed ABDELHADI ne lui dit absolument rien. Mais tout cela n’entame en rien le mince espoir suscité par ce courrier pour la famille ABDELHADI. Une famille qui croit, à ce moment-là, que Mohamed pourrait toujours être en France et avoir pris « un ou des transports » pour se rendre dans un lieu inconnu.

Toutefois, les années passant, cet espoir s’amenuise petit à petit. Car suite à la réception de cette étrange missive, Mohamed ne réapparaît pas et il est impossible pour les membres de la famille ABDELHADI, qui restent mobilisés, de retrouver la moindre autre trace de ce dernier. Et malgré leurs passages toujours aussi fréquents au commissariat de Villefranche-sur-Saône, ses parents ne sont toujours pas entendus. Jusqu’à une matinée de l’année 2008, où dans l’enceinte même du commissariat, une policière « accoudée à l’accueil » entend leur complainte et va s’intéresser à leur histoire.

Un « second abandon »

Commissariat Villefranche sur Saône
Le commissariat de Villefranche-sur-Saône

Reçu dans la foulée par un officier de police judiciaire, monsieur ABDELHADI fait part à ce dernier de sa détresse et sa colère au sujet de la disparition de son fils, qui n’a plus donné de nouvelles depuis maintenant près de sept longues années ! Surpris que « rien n’ait été fait malgré le temps très long qui s’est écoulé », l’enquêteur initie immédiatement la procédure officielle pour « disparition inquiétante », tant réclamée par la famille. Enfin, la famille ABDELHADI est reconnue par les institutions dans l’épreuve qu’elle traverse depuis décembre 2001 et va obtenir l’appui de la police dans ses recherches. Car aussitôt, les services de police de Villefranche-sur-Saône lancent un certain nombre de réquisitions. Auprès de l’opérateur téléphonique de Mohamed ABDELHADI, son établissement bancaire, sa caisse d’assurance maladie, le trésor public… Et les retours obtenus ne sont pas de nature à lever les inquiétudes de la famille, comme le relate Rachida ABDELHADI « on nous explique alors que le compte en banque de Mohamed n’a pas bougé depuis 2001, qu’il n’a pas reçu le moindre remboursement de la sécurité sociale depuis 2001, n’a pas payé d’impôts depuis 2001…Comme si sa vie s’était arrêtée comme cela, d’un coup en 2001. »

Dans leur enquête débutante, les policiers de Villefranche-sur-Saône vont aussi rapidement recueillir un témoignage important. De la part d’une jeune-fille qui a grandi dans le quartier de résidence de la famille ABDELHADI et a fréquenté la même école maternelle que Mohamed. Cette dernière soutient aux enquêteurs, puis à la famille, avoir vu et interpellé Mohamed à trois reprises, dans les rues de Chalon-sur-Saône, à une centaine de kilomètres de Villefranche. Et qu’une fois, ce dernier se serait retourné et aurait rapidement échangé avec elle. Ainsi, elle explique que Mohamed aurait modifié son apparence « il portait un bouc et s’était fait des mèches blondes », mais surtout qu’il « poussait  une poussette, avec des jumeaux » et qu’il lui aurait répondu « tu ne m’as pas vu, ne dis rien ! », avant de rapidement disparaître.

Même si, pour la famille, cela s’avère être un « coup de massue », ce propos confirmerait l’amende impayée reçue en 2002 : Mohamed pourrait bien toujours être en vie et avoir refait sa vie dans une autre région, avoir une « nouvelle famille », de nouveaux amis… Alors ses proches ne lâchent pas l’affaire. La famille ABDELHADI consacre dès lors tous ses week-ends à sa recherche. A tour de rôle, ils partent camper à Chalon-sur-Saône, afin de parcourir les rues de la commune, munis de l’affiche et de la photo de ce dernier. Et enfin recueillir un témoignage qui leur permettrait de retrouver Mohamed. Sans résultat.

De leur côté, les renseignements étant suffisamment « importants et cohérents », les inspecteurs de Villefranche-sur-Saône transmettent la procédure à leurs collègues de Chalon-sur-Saône afin que l’enquête se poursuive. Mais sans plus de résultat. 

Quelques semaines plus tard, la famille ABDELHADI, qui n’a aucune nouvelle des investigations menées par la police, reçoit un coup de téléphone des enquêteurs de Villefranche-sur-Saône. Mais les propos tenus ne sont pas du tout ceux escomptés. En effet, bien que Mohamed n’ait toujours pas été retrouvé, le policier au bout du fil informe la famille que les recherches s’étant avérée vaines, la procédure va leur être renvoyée par le commissariat de Chalon-sur-Saône. Et que l’enquête va prendre fin au motif que « tout porte à croire que Mohamed ait disparu volontairement étant donné qu’il a été vu à plusieurs reprises par un témoin à Chalon-sur-Saône et qu’il avait déjà reçu une amende en 2002 ». Un événement très mal vécu par Rachida et l’ensemble des proches de Mohamed, qui, de nouveau livrés à eux-mêmes, vivent cette clôture de l’enquête comme un « second abandon ». Un « second abandon » qui allait encore durer près de sept longues années !

La révélation

15 mars 2015, à Beaujeu dans le Beaujolais, Anne, une jeune femme pousse la porte de la gendarmerie de la commune. Arrivée à l’accueil, plutôt nerveuse, elle dit vouloir déposer plainte contre son ex-compagnon, ce dernier ayant tenté de l’étrangler. Reçue par un militaire, cette dernière ajoute aussi avoir de « graves révélations » à faire car elle serait au courant « d’une chose très sombre qu’elle ne peut pas garder pour elle ». Elle explique ainsi être séparée, depuis peu, d’un certain Christophe D., contre qui elle vient déposer plainte. Et qu’il existerait un terrible secret dans la famille de ce dernier. En effet, quelques mois plus tôt, lors d’une soirée, un proche de son ex-compagnon lui aurait révélé qu’un meurtre aurait été commis chez ce dernier lorsqu’il était plus jeune ! Confronté par son ex petite-amie, Christophe avait fini par reconnaître les faits : une quinzaine d’années auparavant, son père avait tué une connaissance de la famille, sous ses yeux, un certain « Momo ». Le propos d’Anne étant qualifié par les gendarmes de cohérent et les détails fournis assez précis, ils prennent cette révélation au sérieux. Persuadés qu’il ne s’agit pas « d’affabulations destinées à nuire à un ex-compagnon violent ». Lançant de nombreuses recherches et croisant les fichiers informatisés, les militaires font rapidement le lien avec la disparition inexpliquée à Villefranche-sur-Saône, quatorze ans plus tôt, d’un « jeune homme d’origine maghrébine ». Un certain Mohamed ABDELHADI. Une enquête est aussitôt rouverte par la justice. Dans la foulée, la famille ABDELHADI est réentendue par la police de Villefranche-sur-Saône. Rachida, la grande-sœur de Mohamed, se souvient encore très bien de cette nouvelle audition, menée cette fois de manière très sérieuse et grave par deux inspecteurs qui lui demandent d’à nouveau détailler les conditions de la disparition de son frère, puis la questionnent avec insistance au sujet « de personnes qu’elle connaît », tout en lui présentant des photos. Avant de la mettre dans la confidence, lui faisant promettre de garder le secret : « nous avons une véritable suspicion de meurtre sur votre frère ». En parallèle, la famille de Christophe D. a été mise sur écoute et placée sous surveillance. Au bout de plusieurs semaines, le juge et les enquêteurs estiment avoir amassé assez d’éléments à charge pour interpeller et placer en garde-à-vue les suspects. 

En 2016, ce sont ainsi trois suspects qui sont interpellés : Christophe D., son frère Jérôme et son père Patrick. Ces trois hommes sont ceux dont les inspecteurs de police avaient mentionné les noms, lors de sa dernière audition, à Rachida ABDELHADI . Une famille, qui habitait à « cinq minutes à peine de voiture de chez mes parents » explique la grande sœur de Mohamed. Et qui ne lui est pas totalement inconnue, car selon elle, Mohamed fréquentait un des fils et il aurait même déjà dormi là-bas à deux reprises.

Le père tyrannique, le jeune toxicomane et l’adolescent meurtri

Patrick, Christophe et Jérôme D.
Patrick, Christophe et Jérôme D.

Lors de l’audition des suspects, les enquêteurs se rendent très rapidement compte que Patrick D., qui est témoin de Jéhovah, est une personnalité forte, « quelqu’un à qui on ne dit pas non ». Un homme très sévère, voire tyrannique avec ses enfants, sur lesquels il a toujours exercé une influence certaine. Deux enfants qui, à l’époque de la disparition de Mohamed ABDELHADI, étaient âgés de 22 et 15 ans. Jérôme, l’aîné, ne travaillait pas et était connu pour être toxicomane. Quant à Christophe, il était décrit comme un jeune homme très bien élevé, poli, mais pas véritablement épanoui. Un adolescent meurtri, avant tout terrifié par son père. Et c’est lui, Christophe, qui lors de sa garde-à-vue, craque le premier. Le « secret de famille » étant trop lourd à porter, comme il l’avait fait auprès de son ex-compagne, il se confie aux gendarmes. Expliquant comment, le 10 décembre 2001, son père avait demandé à son aîné Jérôme d’aller « chercher » Mohamed ABDELHADI, prenant soin que personne ne sache qu’il allait venir chez eux. Avant de lui demander à lui, Christophe, de cacher un couteau sous un coussin du canapé. Couteau que Patrick D. utilisera ensuite pour poignarder ce dernier, sous ses yeux.

Lorsque les enquêteurs lui demandent d’expliquer le mobile de cet homicide, Christophe leur fait part d’une « discussion pour récupérer un walkman volé qui aurait mal tournée ». Et leur décrit alors, une scène de crime pas banale. Son père aurait traité Mohamed de voleur, ce que le jeune-homme aurait très mal pris. Il se serait alors levé et une bagarre aurait éclatée entre eux, sous ses yeux et ceux de son frère Jérôme. Durant laquelle Patrick D. aurait « donné un violent coup de tête à Mohamed, avant de se jeter sur lui, de l’étrangler puis de s’acharner sur lui avec le couteau ». Un couteau que Christophe reconnaît avoir donné à son père, ce dernier le lui ayant ordonné.

Toutefois, cette version ne convainc personne. Ni la police, du fait de l’aspect prémédité du crime, ni la famille ABDELHADI, ni même l’entourage de Patrick, Jérôme et Christophe D. Tous s’accordent sur le fait que le véritable mobile pourrait bien être « une histoire de drogue », Jérôme D. étant à l’époque un « très gros consommateur d’héroïne » et Mohamed ABDELHADI, qui « même s’il avait à cœur de s’en sortir » avait eu de « mauvaises influences à un moment donné » selon son ex-petite-amie. « Peut-être que ces gens là vendaient de la drogue ? Peut-être mon frère avait-il des dettes auprès d’eux ? » se questionne après coup Rachida ABDELHADI.  

Le père et ses deux fils sont mis en examen pour meurtre et complicité et une ouverture d’information est décidée pour homicide, complicité d’homicide et recel de cadavre. Patrick D., qui avait fini lui aussi par reconnaître le crime, est placé en détention provisoire. Jérôme et Christophe sont eux laissés libres, sous contrôle judiciaire. Lors de leurs gardes-à-vue, les trois hommes avaient aussi révélés aux enquêteurs la manière dont ils avaient dissimulé le corps de Mohamed ABDELHADI dans un placard de leur domicile de Limas, avant de le transporter dans un carton chez « la grand-mère » à Caluire, pour l’enterrer dans le garage, où il restera pendant de nombreuses années. Avant, de peur que la cachette ne soit découverte, que Patrick et Jérôme D. ne le transportent en voiture dans un bois du Beaujolais, à Theizé, afin de l’y enterrer. C’est dans ce bois, à l’emplacement communiqué par les suspects, que les restes de Mohamed ABDELHADI seront retrouvés en 2016, près de 15 ans après sa disparition. Un soulagement pour la famille, qui pourra enfin lui donner une vraie sépulture. Bien décidée à poursuivre le combat judiciaire, dans l’attente du procès des trois hommes.

Une incroyable « faute administrative »

Maître David METAXAS
Maître David METAXAS

Quatorze ans se seront ainsi écoulées entre la disparition de Mohamed ABDELHADI et l’ouverture de l’instruction, en 2015. Or, à l’époque, pour un meurtre, le délai de prescription était de dix ans. Maître David METAXAS, qui représente la famille ABDELHADI, s’inquiète immédiatement à ce sujet auprès du juge d’instruction en charge du dossier. Mais ce dernier, confiant, le rassure : « une demande d’enquête pour disparition inquiétante avait été effectuée en 2008 au commissariat de Villefranche-sur-Saône par la famille, cet acte  relançant le délai de prescription pour dix nouvelles années, le crime n’est donc pas prescrit ! ». Un soulagement pour l’avocat de la famille de Mohamed.

Sauf que dans les faits, impossible pour le juge d’instruction de remettre la main sur cette procédure de 2008 et l’ensemble des actes d’enquête réalisés par la suite ! Comme si ce volet de l’affaire s’était lui aussi, totalement évaporé ! N’en subsistent que des traces d’enregistrement : un numéro de parquet, des traces informatiques, numériques… Ainsi, la dernière trace informatique de la procédure est retrouvée au commissariat de Chalon-sur-Saône, la date de sa réception étant restée enregistrée. Mais le contenu du dossier reste, lui, totalement introuvable. Comme s’il s’était volatilisé lors de l’aller-retour de la procédure entre les commissariats de Villefranche-sur-Saône et Chalon-sur-Saône ! Le juge d’instruction va alors jusqu’à entendre l’ensemble des enquêteurs qui avaient travaillé sur cette plainte en 2008. Tous lui confirment avoir en effet mené des investigations sur cette affaire et archivé ce travail sur des procès-verbaux officiels. Mais aucun ne peut apporter une quelconque explication sur la perte du dossier, dont il ne subsiste par ailleurs aucune copie ! « Un dossier ça ne disparaît pas comme ça ! » s’étonne ainsi l’un des enquêteurs intervenu en 2008 dans les recherches, « d’autant qu’il existe une surveillance de la part du chef de service et du parquet ». Une erreur que déplore avec force Maître METAXAS : « dans ma carrière, c’est la première fois que je vois une procédure judiciaire dont aucune copie n’existerait ! Pire que ça, il n’y aurait aucune trace des PVs, pourtant tapés sur ordinateur en 2008 ! Pas au XVIIème siècle ! Franchement, c’est du jamais vu, c’est incompréhensible, inadmissible ! »

Pour l’instruction et l’avocat de la partie-civile, la perte du dossier constitué suite la plainte de la famille ABDELHADI en 2008 est une véritable catastrophe. Alors comme l’explique Maître METAXAS, « on fait comme si on avait ces papiers, dans l’espoir de véritablement les retrouver, sauf qu’on ne les retrouve pas ». Ce dernier restant pleinement conscient des conséquences dramatiques que pourraient avoir sur l’affaire cette « lourde faute administrative ».

Lorsque la famille ABDELHADI est mise au courant de la perte de la procédure de 2008 par les instances judiciaires et des conséquences que cela pourrait engendrer par la suite,  l’incompréhension ressentie au début laisse place à une très grande colère. « La famille a alors pu penser à une intervention extérieure pour faire disparaître sa plainte et les procès verbaux, de nombreuses hypothèses peuvent être échafaudées, on est en droit de s’interroger là-dessus » résume leur avocat, Maître METAXAS. Toutefois, selon d’autres sources, la « réalité pourrait être bien plus bête que ça », à savoir qu’à nouveau, le drame traversé par la famille ABDELHADI aurait pu être négligé par une administration, tout à fait susceptible de perdre un dossier qui, en 2008, « n’intéressait plus personne, vu qu’on était certain qu’il s’agissait d’une disparition volontaire ».

Le débat sur la prescription

La Cour d'appel de Lyon
La Cour d'appel de Lyon

En 2017, s’engouffrant dans la brèche, l’avocat de la défense demande l’annulation de la mise en examen de Patrick D. et ses deux fils pour cause de prescription. Une requête dont est saisie la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon. Débute alors un nouveau combat judiciaire pour la famille ABDELHADI, car si cette dernière donnait raison à la défense, les « meurtriers de Mohamed », comme les désigne sa grande-sœur Rachida, échapperaient à la Cour d’assises. « Ce débat sur la prescription, pour la famille de Mohamed, c’est les montagnes russes, explique Maître METAXAS car d’une juridiction à l’autre, vous avez des décisions qui sont radicalement différentes. Plusieurs magistrats ont confirmé à la famille ABDELHADI que les faits n’étaient pas prescrits et qu’elle allait avoir son procès, alors que dans le même temps, d’autres leur indiquaient que la prescription allait s’appliquer ».

Et le 29 mars 2018, au grand dam de la famille ABDELHADI, c’est ce dernier avis que retient la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Lyon. « Au mépris de toute logique judiciaire », selon Maître METAXAS, cette dernière annule la mise en examen des trois suspects pour cause de prescription, justifiant sa décision par la perte du dossier par l’administration judiciaire. Patrick D. est libéré, sans aucune forme de contrôle judiciaire. Et le contrôle judiciaire de ses deux fils, Jérôme et Christophe, est levé. Une décision inacceptable pour les proches de Mohamed ABDELHADI qui vont, dès lors, assistés de leur avocat, exprimer leur colère lors de manifestations pacifiques, tout en dénonçant dans les médias un véritable « déni de justice ». « La justice, qui a perdu la plainte de 2008, a décidé de faire comme si cette dernière n’avait jamais existé et a remis en liberté un homme qui a avoué un crime et l’a circonstancié » s’insurge Maître METAXAS. L’affaire, qui fait grand bruit, remonte ainsi jusqu’à la plus haute instance judiciaire française, la chambre criminelle de la Cour de cassation. Mais le 11 décembre 2019, cette dernière, estimant qu’il « ne résulte pas la preuve, ni un commencement de preuve d’un acte d’enquête ou de poursuite ayant pu interrompre la prescription » confirme le verdict de la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon, à savoir que « la prescription est acquise depuis le 1er janvier 2012 ». Un nouveau coup extrêmement difficile à encaisser pour la famille ABDELHADI, pour qui « la Cour de cassation a fait de Mohamed le symbole des dysfonctionnements de notre défaillante justice » et qui, par la voix de son avocat, assure qu’elle n’aura de cesse d’explorer tous les recours juridiques restant à sa disposition afin que justice puisse être rendue.

Ainsi, n’ayant plus de recours sur le territoire national suite au verdict de la Cour de cassation, mais bien décidée à pousser la justice française dans ses derniers retranchements, la famille de Mohamed ABDELHADI saisit la Cour Européenne des droits de l’Homme (CEDH)Et fait rarissime, lors de l’audience qui se tient le 15 septembre 2022 devant la CEDH, l’État français « plaide coupable » : « La perte de la plainte de 2008 a entraîné une impossibilité de prouver un acte de nature à interrompre la prescription et une violation de deux articles de la convention de la CEDH », reconnaît la France, qui propose alors une indemnisation de 36.000 Euros à la famille ABDELHADI en « règlement définitif » du dossier. Ainsi, sans surprise, dans son verdict du 6 octobre 2022, la CEDH prend acte de la reconnaissance par le gouvernement français de sa violation des droits fondamentaux de la famille ABDELHADI et détaille la compensation financière proposée à cette dernière en règlement du préjudice. Une « indemnisation pécuniaire qui n’est évidemment pas satisfaisante » estime Maître Patrice SPINOSI, avocat au conseil d’État et à la Cour de cassation, qui représentait la famille ABDELHADI devant la CEDH. Les plus hautes cours ayant été saisis, la seule possibilité d’obtenir un procès d’assise serait aujourd’hui de retrouver la procédure papier. Cette découverte serait l’élément nouveau qui permettrait de saisir la Cour de révision de la Cour de cassation permettant d’envisager une suite judiciaire

Une « bien maigre consolation »

Famille Abdelhadi
La famille de Mohamed Abdelhadi lors du procès de Jérôme D.

Mardi 8 octobre 2024, Jérôme D., 44 ans, comparait libre, mais seul, devant le tribunal correctionnel de Lyon, où il doit être jugé pour « recel de cadavre entre 2001 et 2016 », lui qui avait aidé son père à déplacer le corps de Mohamed ABDELHADI afin l’enterrer dans un bois. Pour cette « infraction continue », la prescription débute à la découverte du corps, soit en 2016, et non à la date du meurtre. Ce dernier doit ainsi s’expliquer sur la dissimulation du cadavre de Mohamed ABDELHADI dans un placard du domicile familial à Limas, puis dans le garage de sa grand-mère à Caluire, près de Lyon, avant son enfouissement dans un bois du Beaujolais, à Theizé. Patrick D. et Jérôme D., les deux autres protagonistes de la famille étant poursuivis pour meurtre et complicité de meurtre, ne sont pas poursuivis pour l’infraction secondaire de recel de cadavre.

Une « bien maigre consolation », pour la famille ABDELHADI, venue assister au procès, tout de noir vêtue. Mais un procès qui suscite tout de même « beaucoup d’attente pour la famille qui espère au moins obtenir des réponses aux questions qu’elle se pose depuis 23 ans » estime Maître David METAXAS, l’avocat des parties-civiles, qui a par ailleurs, fait citer comme témoins Christophe D., le frère de Jérôme, ainsi que Patrick, leur père, qui avait avoué le meurtre. Toutefois, ces derniers sont absents lors de l’audience en ce 8 octobre. Patrick D. en a été dispensé pour « raison médicale ». Quant à Christophe D., il serait « introuvable ». Ce que regrette Maître METAXAS, ces absences privant encore une fois la famille ABDELHADI « d’un moment de justice »

 

« Vous avez tué Mohamed ABDELHADI ! En 22 ans de pratique judiciaire, je n’ai jamais vu ça. La famille doit continuer avec ce problème et assiste à un système de défense qui profite au prévenu. Les laisser vivre, c’est tuer une deuxième fois Mohamed ce n’est pas qu’un recel du corps. Indirectement, vous jugez un crime » adresse énergiquement au tribunal Maître METAXAS, dont l’objectif assumé était de réussir à transformer « cette audience correctionnelle en une sorte de Cour d’assises ». De son côté, l’avocat de la défense évoque un « dossier bancal » et pointe du doigt les accusations de meurtrier par la famille ABDELHADI et Maître David METAXAS, rappelant que son client n’est ici que pour recel.

Quant à Jérôme D., il reconnaît devant le tribunal avoir aidé son père à dissimuler le cadavre de Mohamed ABDELHADI, du fait de l’emprise que ce dernier exerçait sur lui « je l’ai fait pour protéger mon père, parce que j’étais sous sa pression et parce qu’il disait que j’étais responsable de ça ! ». Ce dernier dit d’ailleurs regretter l’absence de ce père « témoin de Jéhovah, qui n’a jamais assumé et fuit ses responsabilités ». Un paternel qui était « sa bête noire et s’énervait pour un oui ou pour un non, le forçant à la lecture des textes trois fois par semaines ». Et qui, selon Jérôme, serait la principale raison pour laquelle il est devenu toxicomane.

 

Mais ces justifications restent difficilement entendables pour la famille ABDELHADI, qui après 23 ans de calvaire judiciaire, n’attend qu’une chose, qu’enfin, justice soit rendue à Mohamed. Après  six heures d’audience, le procureur, Alain GRELLET, adresse même ses excuses à la famille ABDELHADI, regrettant que « la peine encourue ne soit pas à la hauteur du dossier ». Il vient en effet de requérir la peine maximale prévue par la loi pour « recel de cadavre » contre Jérôme D. A savoir, deux ans d’emprisonnement fermes, avec mandat de dépôt. Dans l’attente du jugement, qui sera prononcé par le tribunal correctionnel de Lyon, le 7 novembre 2024, Jérôme D. est conduit en prison.

L'affaire Bonfanti connaîtra t-elle le même sort ?

Dans un dossier très similaire en terme de parcours judiciaire, une décision déterminante va être rendue le 6 décembre 2024 par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon. 

En effet, dans le cadre de l’affaire BONFANTI, pour laquelle là aussi, le meurtrier présumé ne peut être jugé pour cause de prescription, Maître Bernard BOULLOUD, avocat des parties-civiles ont fait appel de la décision de la cour de cassation évoquant la prescription. La chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon devra ainsi répondre à une question fondamentale : la dissimulation d’un cadavre ne doit-elle pas être considérée comme un obstacle à la manifestation de la vérité ? Et ainsi repousser le délai de prescription ?

Si la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Lyon répond positivement aux parties civiles de l’affaire BONFANTI, le verdict de cette dernière pourrait bien faire jurisprudence. Et éviter que d’autres drames judiciaires ne voient le jour comme pour le meurtre de Mohamed ABDELHADI qui restera un terrible gâchis judiciaire si cette affaire en reste là

Clément Amouyal pour association-avane.fr

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